Elle
écoute, sourit, attentive, se lève un instant, ouvre la fenêtre et
se perche sur son rebord. Emmitouflée dans un épais gilet, elle
fume, laissant s'échapper par nuée quelques cercles de fumée. Elle
écoute toujours, se déplie, recrée la bulle de chaleur, se saisit
d'un geste infiniment élégant de sa tasse, va la remplir de café
et s'enroule à nouveau dans le fauteuil.
« On
n'a jamais pu se mettre d'accord. Pas vrai ? »
Elle
se recoiffe en un chignon vague. L'une d'entre elles en profite pour
se lever et recharger la cheminée. Le bois craque. Une autre part
dans la cuisine, revient les bras chargés de nourriture. Toutes,
elles picorent, rient quelques instants, loin de ce qui les
préoccupe. Pour un bref instant, il n'est plus.
Elle
se penche en arrière et soupire.
« Moi,
je l'ai toujours vu comme une vague… Celle qui t'effraie et que tu
recherches en même temps.
Tu
arrives sur la plage, le sable commence déjà à s'infiltrer dans
tes chaussures, ton sac, tes cheveux. Tu poses tes affaires,
jettes tes chaussures, et marches pour rejoindre le rivage…
Je
le vois peut-être comme un départ, le moment où l'on quitte le
rivage et s'aventure là où on peut se perdre…
En
tout cas, cette vague est là. Calme, presque inoffensive. Elle
clapote doucement, fait teinter quelques notes. Quand tu la regardes,
elle n'est presque rien. Mais pourtant à tout instant, elle peut se
lever, grandir et t'emporter.
Je
ne crois pas qu'elle puisse nous détruire, vous voyez ?
Mais
nous perdre ? Je pense que oui. On peut s'y perdre. Se perdre
dans ce qu'elle est, ce qu'elle miroite.
Ce
petit clapotis à nos oreilles qui nous appelle. Ce chant des sirènes
si beau et si mystérieux. Il est une vague fascinante. »
Une
vague qui vient doucement s'échouer sur le rivage. Un lent mouvement
d'écume qui doucement me caresse les orteils, glisse sur mes
chevilles, les enveloppe puis les quitte.
Le
froid me pique d'abord, m'engourdit légèrement. Petit à petit, je
me détends. Je fais glisser mes orteils contre les grains de sable.
J'oscille un peu, agite les bras pour conserver mon équilibre.
Je
sens le soleil réchauffer mes joues, mon nez. A perte de vue, l'eau
encore, toujours. Elle me grise. Je pourrais m'y perdre à jamais. Le
ressac des vagues m'emporte. L'une après l'autre, elles se lancent,
effacent mes traces, gravissent mes jambes. Orteils, chevilles,
mollets, genoux…
Elles
m'enveloppent de leur douceur, me noient dans leur monde. Le soleil
les évapore. La brume monte. Les nuages se forment, blancs dans le
bleu. Et j'oublie… je m'oublie.
Elle,
elle semble ailleurs, les yeux dans le vague, perdue dans ses
pensées. Elle n'en finit plus de faire tourner son mug entre ses
mains, cherchant à réchauffer ses doigts. Elle joue des épaules,
tente de maintenir la couverture sur celles-ci.
Elle
regarde par la fenêtre, sourit.
« Je
ne sais pas trop. Je ne le vois pas tout à fait comme ça. »
D'un
mouvement brusque, elle ébouriffe ses cheveux puis se niche à
nouveau entre les tissus chauds de la couverture. Une autre lui prend
le mug des mains, le remplit d'eau brûlante, lui demande quel thé
elle souhaite prendre.
Elle
tend ses mains, récupère le récipient et doucement souffle sur la
surface de l'eau dans laquelle se balance le sachet de mousseline.
Quelques rides apparaissent. Elle souffle encore un peu, sourit.
« Moi,
je l'ai toujours vu comme une étendue couverte d'arbres, de branches
entrelacées desquelles tombent des feuilles…
Une
étendue qui nous est étrangère mais dans laquelle on peut
respirer… Vous voyez ?
C'est
tellement vaste une forêt. C'est ce qui en fait le lieu de tous les
possibles. Celui où tu peux te perdre, te faire dévorer, rencontrer
des monstres, mais aussi celui où tu peux renaître, apprendre à
vivre, aimer.
C'est
un lieu plein d'âmes, parsemé de petits bruits, de senteurs. Et si
tu ouvres suffisamment les yeux, si tu écoutes avec attention, alors
tu peux en sentir battre le pouls. À rythme lent, mais constant…
rassurant…
Tu
sens le sol battre sous tes pieds, t'encourager à avancer, à te
perdre…
C'est
ce que j'aime finalement. Ne pas savoir ce qui va arriver, mais me
lancer. Et tel que je le vois, il peut tout aussi bien nous détruire
que nous faire vivre. Non ? »
Une
forêt aux reflets mordorés… des feuilles en train de pourrir sous
mes pieds… Cette odeur d'humus qui monte, envahit tout mon être.
Le ciel apparaît entre quelques branches. Quelques sifflements
d'oiseaux, puis un léger bruissement. Ce monde tourne.
Mes
mains virevoltent, effleurant les longues tiges dénudées qui se
préparent à affronter l'hiver. Mes pas craquent. Des collines de
feuilles où il fait bon s'enfoncer. Cette envie de courir, de
hurler.
Mes
cheveux s'échappent, m'empêchent de voir. Le vent les fait
tourbillonner. Et à nouveau, cette odeur grisante m'envahit. Une
senteur sauvage, exaltante. Je commence à courir, dévale à perdre
haleine les sentiers, me perd entre les troncs, me glisse sous des
branches, dérape sur la mousse. Tombe. Me relève. Et je n'en finis
plus de rire.
Ce
monde tourne et moi, en son centre, ris. Les branches nues
s'entremêlent. Quelques feuilles tombent. Le sol se couvre.
Doucement, la brume se lève.
Les
mots sont mon royaume, mon refuge, le seul territoire où je ne suis
jamais étrangère ni perdue, mais aujourd'hui, ils me font défaut.
Et
puis...
Tout
au fond de la boîte, il est étendu, agitant faiblement ses ailes.
Et elle tend ses mains ensanglantées pour le recueillir.
Elle
est parcourue de frissons, sourit aux rires qui résonnent, et pleure
ses enfants perdus. Elle sourit à ceux qui l'aiment et pleure ceux
qui l'oublient.
Elle
le recueille et lui murmure doucement à l'oreille qu'il va vivre
encore, encore, toujours. Car telle est sa nature...
Au
fond de la boîte, l'espoir palpite doucement, vacille, prêt à
s'éteindre sous les coups de ceux qui voudraient faire le noir
autour de nous. Il vacille, vacille encore.
Seule
notre humanité peut le sauver. Ce qui fait de nous des êtres doués
de raison. Elle nous recueille et nous replante là où nous devons
être. Loin, bien loin, de ce qui la nie. Loin, bien loin, des cris
faisant fuir l'espoir.
Elle
nous recueille et tend ses mains vers ceux qui voudraient la fuir.
Vers ceux qui ne se savent pas perdus.
Au
fond de la boîte, il palpite toujours. Et elle chante doucement,
priant pour qu'il prenne à nouveau son envol, ranime ses enfants,
refasse de tous des frères humains. Humains… pour toujours.
Au
fond de la boîte, il vit, fragile, vulnérable. Il vit. Il vit. Il
vit.
La
première lève le nez de sa tasse, sourit. La pose délicatement sur
la table. Ce lent mouvement vers l'avant, bras tendu vers la table,
réveille l'attention des autres.Tout aussi tranquillement, elle
s'enveloppe de son gilet, se cale dans le fauteuil, négligemment se
recoiffe. Une à une, les mèches trouvent leur place. Le soleil
lentement illumine le plancher. Le bois craque.
« Je
commence ?
Après
tout, nous sommes venues parler de lui. Non ? »
Lent
acquiescement. L'une d'entre elles se lève, relance la bouilloire.
Quelques instants plus tard, de l'eau chaude conservée dans un
thermos, des sachets de thé et des biscuits ont rejoint la table.
Des bûches brûlent dans l'âtre.
Doucement,
elle inspire, soupire, se lance...
« Moi,
je l'ai toujours vu comme une étendue glacée… dangereuse.
Prête à m'engloutir dans son enfer blanc.
Tu
vois ces champs recouverts de neige en hiver ? Avant que les
tracteurs passent et leur rendent leur caractère humain… Mmmm…
Oui, ils sont beaux. Mais moi, je les ai toujours trouvé menaçants.
C'est comme si la nature se dressait devant nous et nous rappelait sa
puissance. On dirait que le monde dans lequel nous vivions n'est plus
nôtre…
Tout
devient différent. Tout...
Et
bien, lui, je le vois comme ça. Une étendue recouverte de neige et
de glace. Belle mais mortelle. Prête à nous dévorer de son froid
ardent, prête à nous laisser geler et mourir sur place… Parcourue
par des vents glacés qui nous brisent...
Et
parfois, quand le soleil s'y lève, on peut espérer qu'il change et
nous accueille… Mais ce n'est qu'un faux-semblant. Il est toujours
une menace…
Oui ?
Je
maintiens… une menace. Prête à nous geler le corps et l'âme. »
Un
champ de glace le recouvre. Le vent souffle et délicatement fait
jouer les flocons de neige. Ils dansent et se reposent, effaçant
progressivement mes empreintes dans le sol.
La
terre crisse sous mes pas. Pas un bruit, seule cette lente entrée
dans la neige, sourde, heurtée. Ma respiration siffle un peu. Des
nuées de brume apparaissent. Arabesques exotiques. Elles
disparaissent doucement. Mes doigts se raidissent et je finis par ne
plus les sentir. Mon nez gèle. Mes orteils se recroquevillent,
cherchant un reste de chaleur.
Cette
étendue blanche m'éblouit et me grise. Je voudrais pouvoir crier,
mais ma voix reste coincée. Bloquée par ce froid qui environne
tout.
J'avance
pas à pas, avec précaution. Éviter par tous les moyens de glisser,
de perdre une fois de plus mon équilibre.
La
nuit tombe petit à petit. Le soleil se couche. Il fait de plus en
plus froid et je reste là, seule, au milieu de cette étendue
glacée.
La
maison gisait au fond des bois. Entourée de chênes, refuge des
âmes, elle semblait nous attendre depuis toujours. Un vague chemin y
menait. Le rythme cahotant de la voiture nous y conduisait. Chaque
sursaut, grincement de la mécanique rappelait le ressac de nos
existences.
Les
phares balayaient les bas-côtés, faisaient surgir ombres et
fantômes. La musique hurlait dans l'habitacle. Un éclat de rire
s'en dégageait parfois.
Dans
un dernier sursaut, nous sommes arrivées, avons déchargé la
voiture. Les clés ont été trouvées au fond d'un sac, la porte
ouverte et la maison occupée. Un peu de poussière recouvrait les
meubles. L'odeur d'humidité régnait partout. Le froid nous
imprégnait petit à petit…
Dans
un craquement d'allumettes, le feu a jailli et réchauffé nos mains.
Nous avons jeté nos affaires un peu partout, commencé à faire de
ce lieu un chez-nous.
Nous
nous sommes toutes réunies au matin. Emmitouflées dans nos
couvertures, nos gilets, tasse de café ou mug de thé à la main,
soufflant de concert et sirotant dans le calme. L'air embaumait la
brioche fraîchement grillée et le beurre fondu.
La
brume du matin se dissipait. Vagues après vagues, ses nappes nous
quittaient. Le ciel se teintait de rose et le soleil timidement nous
lançait ses rayons. L'herbe scintillait. La vie se réveillait
autour de nous.
Nous
ne disions rien. Pas encore. Savourions ce moment de retrouvailles,
ce moment que nous avions tant différé...
Je ne sais pas s'il y a vraiment une
fin à cela. Pourrais-je jamais cesser de t'écrire ?
Pourrais-je jamais cesser de t'aimer ?
Quoi qu'il arrive, tu nous
accompagnes sur nos pas. Quoi qu'il arrive, des morceaux de toi
restent épars à la maison, parmi nous. Certains sont tranchants, et
on ose à peine les regarder. D'autres scintillent, appellent nos
sourires et nos rires. Quoi qu'il arrive, nous ne t'oublierons pas.
Quoi qu'il arrive, tu resteras mon
papa et tu me manqueras… Mais, c'est pour cela que, tous, quoi
qu'il arrive, nous vivrons et aimerons, encore, encore, toujours…
sans toi, pour toi…
Le monde que tu as fuis, celui dans
lequel je vis aujourd'hui auraient sans doute pu se rencontrer. Je ne
sais si tu l'as jamais vu…
Quand je ferme les yeux, il est
là...
La musique résonne. L'air y frémit,
vibre. On avance pas à pas, dans un glissement furtif, les mains
effleurant les herbes qui y poussent. Ce n'est jamais qu'un jardin
aux dimensions de notre âme.
Mille senteurs le parfument. Du sol
chaud battu par la pluie, de l'herbe tondue et du foin fraîchement
taillé, du pain en train de cuire, de fleurs en pagaille, de l'iode
de la mer, du bois coupé, du parfum d'un amour…
Mille sensations le parcourent. Le
moelleux d'une couverture, la fraîcheur de la pluie sur le visage,
la douce pression d'une main, la chaleur d'un feu de bois, les
picotements d'une pelouse un peu sèche, la douceur d'un pelage de
chat…
Mille bruits y résonnent. Le chant
des oiseaux, le bruissement des feuilles, le lent va-et-vient des
vagues, les rires de ceux que nous aimons, quelques notes de piano…
Tout nous y enveloppe de douceur.
Ce n'est pour autant un monde
serein. Le tonnerre y gronde parfois. Le vent vient en frapper
violemment les parois. Des cris stridents se font entendre, suivis
d'un silence lourd, menaçant. L'effroi me saisit dans son armure de
douleurs. L'ombre noire qui t'a happé me poursuit encore, désireuse
de saisir une nouvelle proie.
Pourtant, elle perd du terrain,
s'efface de plus en plus et ne parvient plus à résister. De simples
notes de kalimba la réduisent à néant. Ses griffes se rétractent,
lâchent leur proie. Elle gémit, de noire devient grisâtre, de
géante devient naine, de monstrueuse devient négligeable… Elle
sait qu'un jour elle ne sera plus.
Et mon monde se déploie. Celui où
tu aurais pu vivre si tu en avais eu la force. Ce monde de tous les
possibles, de tous les imaginaires, où il fait bon rire et vivre.
Une guitare fait entendre ses
accords. Un air de jazz… L'improvisation n'est pas loin. La vie
n'est pas loin.